gramophone

Le reggae n'est pas une musique de mou !

Par ce temps estival, je me remets à écouter du reggae. C’est comme ça. Un peu comme le ricard. C’est un signe de beaux jours. Mieux que les hirondelles. Il faut dire que j’ai enfin visionné le documentaire « Made In Jamaïca » et c’est plutôt pas mal. Je n’imagine pas le nombre d’heure de rush qu’il leur a fallut visionner pour monter le film. Il y a des moments magiques comme la redécouverte de Toots enregistrant en studio ou Lady Saw cuisinant ses morceaux. Des passages plus longs, d’autres qui font plaisir. Mais surtout des scènes de concert public ou privé des plus performantes. Voilà donc un prétexte pour vous parler d’un sujet qui me tient à cœur depuis longtemps : Le reggae n’est pas une musique de mou ! Et j’en suis un hardent défenseur.

Une petite mise au point avant de commencer. Si je veux vous parler de rythme il faut comprendre deux notions de base pour un musicien (quand bien même il ne serait pas lire les notes). Tout d’abord, la pulsation : c’est quoi exactement ? Quand vous frappez du pied ou battez de la tête sur une musique, vous battez la pulsation. La pulsation c’est le rythme réduit à sa forme la plus simple. Vous battez les temps. Pour se faire il faut qu’elle soit régulière (que chaque temps soit de la même valeur). Le but étant de créer une vitesse commune à tous. Ensuite, la mesure. Imaginez des musiciens d’orchestre
damian
travaillant une partition ensemble. Le musicien 1 se trompe au temps 162. Pensez-vous sérieusement qu’il va compter 162 pour retrouver l’endroit où il s’est planté ? Non bien sûr. Pour cela, on invente la mesure. En quelque sorte c’est un conteneur de plusieurs temps (les groupes devenant plus facile à compter). Il existe des conteneurs de plusieurs types : 3 temps (comme la valse), 5 temps, 6 temps et même des plus étranges comme  7 ½. Le reggae possède, comme 99% des musiques populaires actuelles, une mesure à 4 temps. Sachez une chose, ce n’est pas choisit au pif. Michel Chion (véridique) disait : « la musique EST répétition ». Sachez qu’à quelques exceptions prêtes, la musique respecte toujours un même schéma du début à la fin d’une pièce. Par exemple, les lignes de batterie du rythm’n’blues se répètent toujours tous les 4 ou 8 temps (soit 2 fois 4).

Ainsi, les changements harmoniques, mélodiques ou rythmiques vont s’articuler sur cette répétition. Et en toute logique, on change sur le premier temps puisque c’est le début. C’est pourquoi les temps « forts » (ou important si vous préférez) sont les 1° et 3° temps. Seulement voilà. Ce n’est pas vraiment le cas en reggae. Rentrons maintenant dans le vif du sujet.

Comprenez-moi bien. La caractéristique principale du reggae est l’accentuation des contretemps. Il en résulte un décalage dans les changements harmoniques. Mais quel contretemps ? Il existe deux façons de le concevoir. La façon la plus connue par nous, celle européenne, vous affirme que le contretemps c’est ce qui se trouve entre chaque temps. Comptez ainsi 1&2&3&4&. Le « & » est le contretemps.

Si on prend cette version, le reggae est une musique très tranquille. La pulsation tournera autour de 60-70 bpm (battement par minute). D’où l’image de la fumette et des soirées canapés.Pourtant la façon de voir le contretemps américaine est tout autre. Déjà ils utilisent le mot « Afterbeat » (après le battement). Le contretemps sera sur les temps dit « faibles » (illogique pour le terme français). A savoir, les 2 et le 4 temps.

dance hall
La pulsation n’est donc plus la même. Nous sommes cette fois-ci aux alentours de 120-140 bpm puisque vous comptez deux fois plus vite. Regardez le petit schéma en dessous qui vous résume cette conception :

1&2&3&4&
12 34

Mais quel est l’enjeu ici ? Presque tout est dit dans le titre : Le reggae n’est pas une musique de mou ! La façon de compter cette musique a une incidence directe sur la façon de la concevoir. Une musique à 60 bpm ne se joue pas, ni ne se danse de la même façon qu’une musique à 120 bpm. Pire elle ne se ressent pas de la même manière. Il me faut vous préciser ici que les affirmations que je donne dans cet article n’ont pas de valeur académique. Je ne suis pas en train de vous donner une réponse acceptée par tous. J’opte juste pour la solution qui me paraît être la bonne et j’argumente en fonction. Je suis cependant des plus convaincus par cette version et attends encore un contre argumentaire.

La question est maintenant de savoir comment comptent les jamaïcains. J’en reviens au documentaire « Made In Jamaïca » Lorsque que l’on voit les musiciens chanter et danser, on remarque clairement que leurs mouvements de tête sont basés sur le tempo rapide. En effet, il ne danse pas lentement comme on aurait tendance à le faire en europe. Au contraire, il sautille rapidement sur place. Prenons l’exemple de Capleton en train de chanter « That Day Will Come ». Bras en l’air il bat la mesure à 120 bpm.

capleton
Autre argument, une des façons les plus classiques pour accompagner un reggae consiste à marquer l’afterbeat avec la guitare ou le piano. A cela on ajoute un synthé ou un orgue Hammond qui va marquer le contretemps du contretemps. On peut entendre cette ligne d’orgue Hammond dans le morceau « There for You » de Damian Marley ou encore « Can’t Breathe » de Tanya Stephens. Si on compte à 120 bpm, pas de problème, cette fois ci on pourra découper comme tel 1&2&3&4&. Imaginez maintenant si on compte à l’européenne. Pour réaliser sa ligne d’orgue, le pianiste devra découper sa mesure comme tel : 1et & et 2 et & et 3 et & et 4 et & et. Ce qui rend la chose beaucoup plus complexe vous en conviendrez.

Historiquement parlant, le reggae est une réminiscence du Rocksteady (ici représenté par Dawn Penn « No, No, No » dont il existe de nombreuse version) et du Ska (Desmond Dekker « Israelites »). De nombreux tubes du Ska étaient vus comme des musiques rapides. En particulier sur la période anglaise dans les 80’s (Madness & cie). On le danse en sautillant, pas en bougeant les bras de façon aérienne. De l’énergie que diable ! Il serait logique donc de penser que le reggae en fait autant. Surtout que la Dancehall actuelle (terme imprécis puisque signifiant une musique qui se danse) accélère considérablement son tempo pour se rapprocher des battements du cœur en action. Et si l’on perd certaine caractéristique du reggae, on conserve un certain savoir faire. Les voix restent cassées à l’extrême et l’emploi de riddim est plus que développé sinon obligatoire. Petite précision, un riddim n’est autre qu’une sorte de sample utilisé et arrangé selon les besoins de l’artiste. Sur « If I Was a Rich Girl », reprise d’une vieille chanson des années 60 par Louchie Lou & Michie One et bien d'autre avant ellle, vous pourrez entendre le Bam Bam riddim probablement inventé par les monstres Sly & Robbie. C’est l’occasion de faire un petit clin d’œil à sample.fr où vous pourrez entendre ici la version originale, la version dancehall et le sample de Gwen Stephani qui c’est franchement pas embêtée sur le coup.

Au passage je vous signale tout de même deux petits liens pour retrouver des riddims comme si vous etiez un vrai pro avec :
http://www.riddimbase.org/
http://www.riddimguide.com/

Allez, une petite dernière pour vous mettre le cerveau en ébullition. Cette manière de compter possède un dernier avantage. On va pouvoir dire que le batteur va appuyer le troisième temps, ce qui est un décalage complet du système métrique classique mais définitif à l’écoute. Généralement vous aurez un coup de grosse caisse, un coup de caisse claire avec en plus un coup de cymbale. Lourd donc. Chose étonnante, dans le système de compte européen, cette accentuation est faite sur l’afterbeat. Et personne n’en parle, alors qu’ici, elle devient évidente. Il suffit de bouger sur « Can’t Breathe » de Tanya Stephens pour s’en convaincre. Vous pouvez même essayer sur tous les autres. Même tarif.
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A mon sens, cette musique est une musique très rapide. Sinon, il est difficile de la comprendre. Essayez donc de bouger la tête deux fois plus vite qu’à votre habitude. Une exception cependant avec le Dub. L’optique n’est plus la même. Le dub est une musique bruitiste basée sur une basse omniprésente et les effets synthétiques tel que le delay (ou un echo si vous préférez). Pour exemple « Chapter of Money » du maître en la matière King Tubby. Pour moi, c’est une redécouverte. On découvre un autre niveau d’écoute pour le reggae. Considérant cela, le tempo est plus proche de la jungle/Drum’n’bass que du Rythm’n’blues. Voilà d’ailleurs probablement une explication au fait que les chanteurs de ragga se trouvaient à l’origine des premiers tubes de la musique jungle.